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SURDITUDE : LE CAS du MALI

par Dominique Pinsonneault

Vers 1990, s'est formée, à Bamako, une association pour la promotion sociale des sourds qui visait, en théorie, l'intégration sociale des personnes sourdes. Cette association fut, pour quelque temps, le partenaire du CECI dans le cadre d'un projet de diffusion d'un outil de communication. Malheureusement, cette connivence fut de courte durée, dû à la dilapidation des fonds alloués par les bailleurs de fonds. Un autre projet fut donc mis sur pied, projet qui consiste en l'éducation des sourds.

Qu'importe le coin du monde où vous êtes, être ou naître avec un handicap n'a rien d'évident.
Les obstacles à surmonter sont multiples tout au long de votre vie. Dans les pays industrialisés, la technologie, les services sociaux, la médecine déploient leur arsenal et vous facilitent la vie ou en amenuisent les embûches. Par contre, si le destin vous a fait voir le jour dans un pays en développement, c'est autre chose. Il faut alors vivre avec son handicap, sans aucun moyen palliatif (ou si peu).

La constatation d'un handicap, qu'il soit sensoriel (cécité), moteur ou intellectuel, est très simple: on regarde et on constate. Une fois cette constatation faite, on peut ou non réagir. Notre réaction vient donc de ce que nos yeux perçoivent. Qu'en est-il lorsque rien n'attire votre regard? Nous l'ignorons tout simplement, car nous ne sommes pas avisés. Ainsi, la surdité est, à prime abord, un handicap invisible qui peut être longtemps ignoré. Il arrive que l'État s'occupe de tous les autres handicaps avant de consacrer temps et argent à la clientèle sourde. Ainsi, au Mali, existent des structures telles des écoles et des centres de réadaptation qui s'occupent de différentes personnes marginalisées, mais pas des sourds, laissés pour compte, ils sont alors doublement marginalisés.

Les implications de la surdité au Mali

Travailler, avoir une famille sont des préoccupations qui concernent autant les Sourds que les entendants. Vu le taux de chômage qui sévit au Mali, les Sourds sont eux aussi confrontés à ce problème. Il faut dire que, de ce côté, ils font preuve d'une très grande débrouillardise: vente de journaux ou de cassettes audio (eh! oui!), réparation de vélos et de motos, travaux de couture ou de broderie, et ventre oblige, quelques petits larcins et, pour certains, la mendicité.
Malheureusement, les perspectives sont on ne peut plus limitées. Analphabètes pour la plupart, les Sourds ne peuvent espérer se tailler une place dans le milieu de travail, si ce n'est que par leurs propres initiatives.

Quant à la perception que les entendants ont des Sourds, elle est teintée en grande partie d'ignorance. La personne sourde passe souvent pour avoir des capacités intellectuelles réduites.
Mais des Sourds occidentaux ne vont-ils pas à l'université ! Sont-ils plus intelligents que leurs confrères africains? Ils ont simplement bénéficié d'une stimulation et d'une éducation encore inexistantes pour les Sourds au Mali.

Situation familiale

Naître sourd au sein de la grande famille africaine où 15 ou 30 bouches dépendent avant tout du revenu d'une seule personne 3 pour la survie quotidienne est une situation lourde de conséquences. La famille ne peut compter sur les gains et le travail futur de cet enfant.
Qu'apporte-t-il à la famille, sinon une charge de plus, un fardeau? Et que dire lorsque l'enfant sourd est une fille! C'est un double handicap. En termes bassement pécuniaires, qui voudra épouser une sourde et combien la famille de la mariée pourra-t-elle demander à la famille du futur époux comme compensation matrimoniale, si ce n'est un infime montant? Évidemment, ces choses ne se discutent pas, surtout pas avec les étrangers.

Il est malheureux de constater le peu d'intérêt suscité non seulement aux plans communautaire et étatique, mais aussi au niveau familial lorsqu'il s'agit d'un enfant sourd. Lors d'un recensemen fait pour identifier les enfants sourds d'âge scolaire, nous avons dû nous rendre à l'évidence que l'investissement des parents auprès des enfants sourds était infime: pas d'argent pour le transport et peu de temps pour le suivi scolaire à la maison. Beaucoup d'enfants recensés n'ont pas été inscrits à l'école, sauf ceux logeant à proximité. Heureusement, il y a toujours l'exception qui confirme la règle, et quelques enfants ont été logés dans des familles d'amis ou de parents proches d'une école.

Deux petites classes pour les Sourds

Le 17 octobre 1994, deux classes ont été ouvertes pour quinze enfants sourds âgés de 6 à 14 ans. Des formateurs nationaux dispensent en signes (et gestes) des cours pour les matières suivantes: calcul, écriture, lecture, morale, éducation physique, langue signée et arts plastiques.
Sélectionnés non pas selon leur formation académique, mais pour leur intérêt et motivation envers les enfants sourds, les formateurs ont été formés par le projet CECI Sourds-Mali grâce, en partie, aux dons recueillis lors d'une collecte de fonds. Je me dois ici de souligner l'engagement, l'énergie et le professionnalisme qui animent ces formateurs. Trop souvent, nous entendons des commentaires négatifs sur la participation des nationaux dans des projets de coopération. Il me fait donc plaisir de souligner l'apport exceptionnel de ces gens. Le projet ne serait pas ce qu'il est sans eux. Depuis son ouverture, plusieurs personnes se sont intéressées à cette école. Voir des enfants sourds assis à leur table d'étude apprenant à compter et à écrire, ou bien les voir aller donner la bonne réponse au tableau a été une véritable révélation pour la majorité de nos visiteurs!

Quelques mois à peine après le démarrage du projet, le ministère de l'Éducation préscolaire et spéciale commence à s'intéresser au volet surdité dans le système éducatif. Une visite à l'école et quelques rencontres nous laissent présager une prise en charge par l'État. Ce qui, à mon avis, sera un pas de géant.

Conclusion

Négligés par la famille, marginalisés par la société, ignorés de l'État, analphabètes et souvent sans emploi, les Sourds au Mali vivent une situation qui est loin d'être enviable actuellement.
Les choses ne pouvant être pires, elles ne peuvent que s'améliorer! C'est du côté des enfants, je crois, qu'il est permis d'espérer. Pour les enfants sourds, la clef c'est d'apprendre: apprendre non seulement les matières académiques, mais surtout apprendre le monde, apprendre qui ils sont: des personnes à part entière pleines de capacités et de possibilités que l'on se doit d'éveiller en eux.

1) Le terme "surditude" est fréquemment utilisé dans la littérature traitant de la surdité pour signifier la solitude dont souffrent les personnes sourdes. "Surditude" est donc une combinaison des termes solitude et surdité.

2) La lettre majuscule est, par convention, utilisée dans la littérature traitant de la surdité pour faire référence au groupe culturel que forment les Sourds (Woodward, 1982).

3) Il existe évidemment des familles mieux nanties. Cependant, la situation décrite dans le texte est loin d'être exceptionnelle au Mali.

Source : CECI DIT..., vol. 10 no 3, février 1995.

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