Informations sur l'Education
Le bilinguisme pour l'enfant sourd: un droit?
C'est le thème
que l'Association des parents d'enfants déficients auditifs francophones (Apedaf) avait choisi pour son
huitième colloque international, qui s'est réuni les 15 et 16 octobre derniers à «La
Marlagne», à Namur. Le terme «bilinguisme», dans ce contexte, fait référence
à la langue orale des entendants et à la «langue des signes» de la communauté
des sourds.
Depuis toujours, il existe en Belgique une communauté de sourds formée de sourds issus de familles
sourdes, et, au sein de cette minorité, la langue des signes est la langue maternelle.
C'est une langue gestuelle, naturellement accessible aux sourds par sa nature visuelle, avec une syntaxe bien distincte
de celle des langues orales. Depuis des décennies, la minorité qui la pratique milite pour la reconnaissance
et le développement de sa langue. C'est grâce à cette minorité agissante que vous pouvez
voir aujourd'hui le journal télévisé traduit en langue gestuelle. Les personnes sourdes congénitales
vivent dans un monde sensoriel et linguistique
commun et distinct de celui des entendants. En ce sens, la surdité dessine bien les contours d'une communauté
de personnes partageant la même expérience perceptive et des sentiments mutuels d'identité
véhiculés par le partage d'une langue commune.
Un sujet d'une brûlante
actualité en Belgique.
Cependant, plus de 90 % des enfants sourds sont nés dans une famille entendante sans lien avec cette communauté.
Au sein des familles entendantes, où l'enfant sourd vit le plus souvent sa surdité seul, les frustrations
issues des différences de perception sont journalières. En outre, les écoles pour enfants
sourds et les centres spécialisés dans l'éducation des sourds font peu de cas de la langue
des signes. Loin d'y reconnaître les trouvailles du génie humain, la société y voit
plutôt la conséquence directe et immédiate de la déficience auditive, du fait d'être
sourd, d'une absence de culture et de civilité véhiculée par le sens des mots. Dans toutes
les écoles pour sourds en Belgique (et en Europe d'ailleurs), la priorité est donnée à
l'apprentissage de la langue orale. L'apprentissage de celle-ci, longue et difficile pour les sourds profonds,
passe par la rééducation des restes auditifs, les prothèses, la logopédie, la lecture
labiale et des
techniques qui permettent une visualisation de la langue orale. Associés à un enseignement intensif
de la langue orale, une partie des sourds profonds ont ainsi accès à la langue parlée de leur
pays. La langue des signes, par contre, n'existe pas dans les écoles et ne fait l'objet d'aucun enseignement
formel. Au mieux, elle y est tolérée.
L'éducation bilingue tient compte de la particularité de la situation de l'enfant sourd profond isolé
dans une famille entendante. Cette éducation a comme objectif de donner précocement et simultanément,
dès la naissance, l'accès à la langue orale de la famille et à la langue des signes.
Elle signifie à l'enfant sourd son appartenance, par sa famille, à la société des entendants
(en lui proposant la langue orale accessible par des techniques de rééducation) et elle le reconnaît
comme sourd en lui offrant la seule langue spontanément accessible: la langue des signes. Dansl'éducation
bilingue des sourds, il n'y a pas de prééminence a priori d'une langue sur l'autre:
langue orale et langue des signes sont introduites et enseignées ensemble, dans un vrai esprit biculturel,
reconnaissant à l'homme sourd son statut de citoyen dans une société entendante et son appartenance
à une minorité sourde.
Le sujet du bilinguisme pour l'enfant sourd est un sujet brûlant d'actualité, notamment en Belgique
où, depuis janvier 1994, la langue des signes a cessé d'être une langue seulement tolérée.
En effet, depuis cette date, des cours de langue des signes sont organisés dans le cadre de l'enseignement
de promotion sociale et un projet est en cours pour la reconnaissance du statut de professeur de cette langue.
La Belgique n'est d'ailleurs pas seule à repenser l'éducation des
enfants sourds: en août 1993, à l'initiative de la Fédération mondiale des sourds, l'éducation
bilingue a réuni à Stockholm plus de 300 professionnels et sourds du monde entier. En Europe, une
réorientation de l'éducation des sourds commence à s'ébaucher, en France, ainsi qu'aux
Pays-Bas, où un projet d'éducation bilingue pilote débute cette année à Rotterdam.
Un apprentissage long
et difficile pour les parents.
Cette philosophie d'éducation soulève cependant de nombreux problèmes pratiques.
L'apprentissage de la langue des signes est pour les parents entendants d'enfants sourds long et difficile. L'éducation
bilingue suppose dès le plus jeune âge la collaboration des crèches et des écoles pour
enfants sourds: la langue des signes y serait introduite par des adultes sourds, qui la maîtrisent bien,
et ferait l'objet d'un enseignement intensif tout autant que la langue orale parlée par la majorité
entendante.
De très nombreux arguments ont motivé l'Apedaf à s'intéresser à l'éducation
bilingue. Pour n'en citer que deux, malgré l'excellence du travail consacré à l'apprentissage
de la langue orale, objectif prioritaire des écoles, une proportion d'enfants sourds profonds ne parvient
pas à un niveau satisfaisant de langue, orale ou écrite. Souvent, ces enfants sont orientés
précocement vers des formes d'enseignement peu exigeantes et des formations professionnelles plutôt
élémentaires. Ces jeunes sourds deviennent ensuite des êtres socialement isolés, handicapés
de la communication, incompétents dans toute forme de langage:
dans la langue orale, qu'ils n'ont pu apprendre en raison de leur surdité et dans la langue des signes qui
ne leur a jamais été enseignée et dont ils ne connaissent que les rudiments.
Cette situation est loin d'être exceptionnelle: plus de la moitié des sourds profonds sont incapables,
pour des raisons de compétence linguistique, de lire un quotidien habituel. Si ce groupe de sourds avait
bénéficié d'une éducation bilingue d'emblée, ils maîtriseraient au moins
une langue (celle des signes), condition à l'épanouissement de leurs potentialités. Il est
navrant de constater que l'éducation actuelle, avec sa priorité pour la langue orale, sacrifie le
développement humain d'une partie des sourds profonds et que ce sacrifice inutile continue.
Malades de l'audition,handicapés
tolérés ou citoyens créatifs?
Un autre argument en faveur de l'éducation bilingue concerne le statut des sourds dans notre société
d'entendants. Le statut social d'une minorité culturelle est en rapport notamment avec l'acceptation de
la langue véhiculée par cette minorité. Il est difficile pour les sourds d'avoir d'eux une
image de citoyen à part entière si la langue des signes jouit seulement d'un statut de communication
tolérée et est indigne d'un enseignement formel à l'école. D'où l'importance
pour le sentiment d'identité de la communication des sourds que la langue des signes soit reconnue et enseignée
dans les écoles pour enfants sourds, sans négliger pour autant leur accès à la langue
orale.
A un moment où les difficultés de coexistence de communautés différentes, notamment
sur le plan linguistique, ne cessent d'embraser le monde, ce colloque - traduit simultanément en trois langues
orales (français, néerlandais et anglais) et en trois langues signées (la belge, la française
et l'américaine) - tentait de répondre aux multiples questions que soulève l'éducation
bilingue des sourds. Les réponses aux questions que soulève ce thème vont façonner
l'image que
les sourds d'Europe auront de leur communauté demain: des malades de l'audition, des handicapés tolérés
ou des citoyens créatifs?
DR D. ZEGERS DE BEIJL Aadministrateur de l'Apedaf
Le Soir - Opinions et débats Lundi 24 octobre 1994 page 2
Le choix du bilinguisme, c'est aussi...
Le choix du bilinguisme pour les Sourds résulte d'un constat d'échec dans la scolarisation des enfants
sourds, du développement des recherches sur les langues signées, ainsi que d'observations et de réflexions
systématiques de parents et de professionnels quant aux comportements linguistique, affectif, culturel,
social et cognitif des enfants sourds.
L'implantation du bilinguisme exigera notamment une prise de conscience, de la part des parents entendants d'enfants
sourds, du vécu de la surdité ainsi que de l'importance de la langue des signes et de la culture
sourde. Un des moyens d'y parvenir sera de favoriser et d'intensifier les contacts entre les parents entendants
et d'autres adultes sourds.